IL faut se féliciter que
la récente publication de MR. DA ROCHA
MADAHIL(1) apporte tant de précisions intéressantes sur le riche fonds
de livres liturgiques provenant de l'ancien Mosteiro de Jesus, aujourd'hui Musée d'Aveiro.
On connaît la romantique histoire de la fondation de ce
monastère: une jeune orpheline noble, Brityz Leytão, attachée
à la maison de l'Infante Isabelle, épouse Diogo d' Athayde, qui,
peu de temps après son mariage, renonce à une vie heureuse et facile
pour entrer chez les Dominicains. Le roi l'en tire à
grand'peine, il reprend la vie de famille, et meurt en 1453, laissant trois enfants à sa veuve, aussi pieuse que lui. Après de longues
hésitations, la jeune femme se décide à s'installer, avec
ses deux filles, Catherine et Marie, dans une petite maison
d'Aveiro, tout près du monastère de la Miséricorde, où demeure son directeur spirituel. Elle vit avec la plus grande austérité,
et son unique désir est de fonder un monastère régulier. L'autorisation lui en est concédée et Ia petite communauté prend
l'habit
des Dominicaines le jour de Noël 1465. Il y a douze religieuses, dont
Catherine et Marie d'Athayde et la soeur Isabel-Luys.
Chacune d'elles eut des lors ses attributions. La mère
Britiz (qu'il ne faut pas confondre avec la fondatrice) eut à
enseigner à lire à la petite Gracia Alvarez, et cette même Gracia Alvarez
(plus tard sous-prieure) eut mission de chanter l'office avec la soeur Isabel-Luys qui devait bien avoir quinze ans
au plus, étant entrée à neuf ans en 1459.
La chronique spécifie qu'il n'y avait alors pas de livres dans
le monastère; la mémorialiste (p. 40) indique qu'on y suppléait
en chantant «d'après un cahier» le Dimanche. Ce cahier contenait évidemment le propre de
l'office car, les autres jours,
on se contentait de chanter l' ordinaire (à part les Vendredis et
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probablement les jours de fête, désignés sous le terme général de
«outros dias»). Pour le reste, on le récitait... Récitées aussi les
vêpres: probablement les antiennes, car on chantait les psaumes dans
«qualquer tõo que queria».
Nous savons qui se chargeait de
l'enseignement de tout ce répertoire:
c'est un vieux moine, qu'on appelait «Mestre Estêvão».
Les religieuses eurent un autre professeur pour leur enseigner
à copier et à enluminer: le «padre bacharel frey Pº Diaz
d'Evora»: il est suggestif de voir ici intervenir la ville d'Evora qui
devait être un tel centre musical três peu de temps plus tard. En tous
cas, les jeunes religieuses Catherine et Marie d'Athayde eurent à
apprendre à écrire (p. 40) et c'est à son école qu'elles furent formées.
L'ardeur des éleves dut être grande, car nous les voyons
déjà, cette même année, chanter les Leçons et Ies Lamentations de la
Semaine Sainte, de même que les Passions. Le reste des
offices, spécifie la mémorialiste, ne fut pas chanté.
Catherine et Marie d'Athayde et Gracia Alvarez firent
profession le dimanche dans l'octave de l'Epiphanie (1466).
La cérémonie fut des plus solennelles et eut lieu en présence
du roi qui avait amené les chanteurs de sa propre chapelle. Dans le
cours de l'année de noviciat, elles avaient déjà écrit des livres de
choeur: «Depois que souberõ apontar ẽ papees
escreviã missas». Je note au passage que le mot «apontar» revient
chaque fois que l'on parle d'enseignement, ou d'exécution de livres. Ce
sont bien des livres de choeur que l'on désirait faire, et avec quel
soin.
Au mois d'août qui suivit la profession de Catherine et
Marie, Aveiro fut visité par la peste: Marie d'Athayde avait
manqué en mourir en 1453, en même temps que son père, si bien que sa
mère était partie, sauvant sa fille ainée de la contagion et laissant
les ordres pour l'enterrement de la cadette.
Catherine fut emportée en 1466. C'est dans son éloge funèbre
que nous trouvons encore quelques détails sur les livres du monastère:
«Elle avait appris à écrire les livres et la musique
avec sa soeur Marie,
et, à cette époque, toutes deux écrivaient des livres pour le choeur.
Et elle (Catherine) écrivait et avait alors commencé le Missel Sanctoral
de chant qu'elle ne put terminer».
Ce n'est pas tout: elle avait déjà écrit un missel (du temps)
et un psautier de lutrin... (p. 46).
Il y avait alors, dans le petit monastère, un orgue et un petit
manicorde, que la fondatrice avait empruntés aux Pères
de la Miséricorde. L'organiste était la mère Marie-Raffael. (p. 49)
La chronique fait fréquemment allusion aux offices pendant
lesquels on touchait ces instruments et insiste sur l'attention que la
fondatrice apporta à l'éducation musicale des soeurs. On soignait tout
spécialement l'uniformité du chant et de la
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récitation (p. 50) ce qui suppose non pas seulement les spécialistes
dont j'ai parlé plus haut, mais une discipline générale de toutes les
religieuses. Tant que le monastère ne fut pas complètement approvisionné en livres, on mit une grande activité à en
demander de tous côtés. On sent très nettement, au-delà du soin élémentaire de la liturgie, un désir de perfection et d'abondance dans
la musique.
Or, le Musée d'Aveiro, si riche, contient une fortune qu'on a peu fait
valoir jusqu'ici: les livres écrits par les filles de la Fondatrice.
Deux beaux livres de choeur du XVème siècle sont exposés dans une salle
du musée; ce sont des antiphonaires de l'Office, de 55x40, assez
maniables, et dont la reliure est postérieure au texte.
Le premier commence au début du Carême; il a deux paginations, toutes
deux récentes. Il contient les Matines, Laudes, petites heures et vêpres
des Dimanches. Pour les jours de la semaine, il donne en général les
petites heures. Son contenu est absolument régulier et conforme aux
usages encore en vigueur; les textes sont les mêmes quoique parfois
disposés d'une façon diftérente (ce qui n'a rien d'étonnant, puisque
chaque diocèse avait, à ce point de vue, une grande liberté, les ordres
religieux ayant également leur propre coutume). Par exemple, au Jeudi
Saint, le Répons 5 de Matines est «Unus ex vobis tradet me hodie», que
nous chantons encore, sous une forme un peu différente «Unus ex
discipulis») mais il est le 6ème et non le 5ème. Au Vendredi Saint, le
6ème Répons est «Barrabas latro» et non «Animam meam». Le manuscrit
s'arrête au Samedi Saint.
La notation est très soignée,
sur cinq lignes, avec des dés d'ut et fa.
Les neumes sont naturellement dégroupés, ce qui est normal puisque
l'époque est tardive pour le plain-chant, mais la leçon mélodique est
correcte. De même que pour le texte littéraire, il n'y a que peu ou
point de différence avec la version vaticane d'aujourd'hui. L'écriture
est gothique très soignée, la main est aisée et semble travailler vite.
Les majuscules sont de deux sortes: au début
des pièces elles sont
ornées de filigranes. Les plus ordinaires sont enfermées dans leur
rectangle de filigrane, les autres ont des panaches débordant dans les
marges. En cours de pièce, on trouve des majuscules à enroulements,
très variées, caractérisques, à elles seules, du XVème siècle.
Le second antiphonaire est pareil au premier; il commence
aux matines de Pâques et va jusqu'au XXème dimanche après la
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Pentecôte, après lequel on trouve l'office de la Dédicace. À la
fin la signature:
«Este livro screveou e apontou a muyto virtuosa madre Maria
Dathayde prioressa deste mosteyro de Jhesu nosso Senor».
Ces deux antiphonaires se font suite. L'année liturgique comprenait donc
3 livres pour le Temps, le 3ème contenant
l'Avent, Noël et le temps de l'Epiphanie.
Or, dans la Réserve où on a eu la bonté de me laisser
pénétrer, j'ai pu voir un antiphonaire de la même famille, contenant le Sanctoral (office de nuit) de Saint André (30 Novembre) jusqu'à Saint Vincent Ferrier (5 Avril). Je n'ai pas pu examiner
longuement les autres livres, mais, à part ce Sanctoral,
il y a deux autres antiphonaires du même type (l'un avec la
signature de Marie D'Athayde) ce qui porte à cinq le nombre
des survivants de cette série.
Pour le Sanctoral, il est évident que l'année comprenait un
volume pour la période du 30 Novembre au 5 Avril et deux
volumes pour le reste de l'année. Il manquerait donc seulement
une des pièces de cette belle série de six antiphonaires, signée
et bien attestée par les documents.
Peut-on la dater sans imprudence?
Il faut bien établir une
première limite, celle où la mère Marie d'Athayde a été nommée
prieure, bien qu'on ait pu signer ses livres, a posteriori, avec
son titre. La chronique nous donne les dates de son priorat:
«No ãno do Senhor de myl quinhentos vinte e cinco no mes de Novembro...
domingo dezanove dias... ffalleceo... nossa santa madre Maria de Atayde
prioressa... a qual Madre governou... quorẽta e dous ãnos»~,
ce qui fait commencer son priorat en 1483. Elle avait alors
35 ans, étant née en 1448. Elle n'a pas attendu les dernières
années de sa vie pour exécuter − ou faire exécuter − des
manuscrits dont on nous parle par ailleurs très tôt dans l'histoire
du monastère. L'approvisionnement en livres a dû se faire le
plus vite possible; impossible donc de les dater au-delà de 1500, ce qui
est déjà un long délai. Leur aspect, d'ailleurs, est tellement suggestif du
XVème qu'on ne saurait, même, les dater des
premières années du XVIème, Je ne crois pas être loin de la
vérité en inscrivant ces livres dans une période qui va de la mort de
Catherine (date ou ils semblent n'avoir pas été commencés) soit 1466, à 1490 et, peut-être, à partir du priorat seulement (1483).
Il y a en plus de cette série d'antiphonaires, plusieurs livres
de choeur, moins anciens, mais intéressants, entre autres un
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psautier (70x40) contenant, in fine, les hymnes (texte antérieur à
leur réforme sous Urbain VIII).
En outre, on trouve deux séries de processionaux: la première série est
la plus intéressante. C'est une collection de livres de petit format,
contenant 82 feuilles de parchemin très fin et très blanc. Ils sont tous
de la même main, et sont presque tous signés, à la dernière page, «Soror
Isabel Luiza» avec la date de l'achèvement: 1489.
J'ai dit que cette soeur Isabel Luys était entrée en 1459 alors que
Brityz Leytão vivait en ascète avec ses deux filles dans la petite
maison d'Aveiro. Isabel-Luys avait alors neuf ans, les deux petites
filles, onze et douze... Elle devait survivre à toutes, n'étant morte
qu'en 1542.
Les petits processionnaux qu'elle laissa sont proches parents, comme
écriture, des grands antiphonaires de la mère Marie d'Athayde; même
notation, même portée de cinq lignes. Ils contiennent la Purification,
les Rameaux (dont la pièce Ave Rex mentionnée aussi plus loin) les
cérémonies de la Semaine
Sainte (mandatum et adoration de la Croix) et les autres grandes processions de l'année liturgique, plus la Dédicace.
L'un d'eux est beaucoup plus grand, il a des enluminures superbes (à
feuilles d'or) et son aspect est plus riche. Serait l'exemplaire de
sainte Jeanne, ou tout simplement celui du célébrant? Je ne l'ai pas
touché sans émotion, Une particularité de cet exemplaire inclinerait à
faire croire, d'ailleurs, qu'il servait plutôt au lutrin, car il
contient les deux généalogies du Christ, selon Saint Luc et Saint
Mathieu, qui se chantaient, respectivement, à l'Epiphanie et à Noël,
pendant l'office de la nuit. L'écriture, très élégante, s'orne
d'initiales à enroulements. Une feuille détachée que j'ai analysée
d'autre part aux Cimelios de la Bibliothèque de l'Université de Coimbra
(sous le nº 11) semble bien provenir de l'un de ces processionnaux.
L'autre série est datée de 1687, «soror Mariana da Vitoria sendo
Cantora-Mor». Les exemplaires sont un peu plus grands et ne
contiennent que la Procession des Rameaux. Les antiennes sont celles
que nous chantons encore, avec, en plus, l'antienne «Ave Rex noster».
On sait que cette pièce figure également au Missel de Braga (éd. de
1558, fl. LXXIV vº) qui nous indique comment on doit la chanter: on
répète trois fois l'invocation «Ave Rex noster» en se prosternant
à chaque fois. C'est à la troisième reprise seulement que l'on poursuit «usque
in finem». C'est une des parties dramatiques de l'office, si
répandues dans l'Occident chrétien, mais qui n'entrèrent pas à
Rome. On trouve encore cette pièce dans le processional M. M. nº 67 des
Cimelios de Coimbra (17ème siècle) et dans plusieurs processionaux
manuscrits cisterciens dont l'un est au Musée Machado de Castro à
Coimbra (processional nº 2226) et deux autres à l'Instituto Histórico (Faculté
des Lettres).
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Toutefois la version d'Aveiro, très ornée, est différente des
autres.
Il est à espérer que de nouvelles recherches nous rendront
le «Missal Sanctorall» que Catherine d'Athayde laissa inachevé;
il nous serait précieux à tous les points de vue.
Enfin, procédant par ordre chronologique, nous trouvons la
«Neuvaine» de Sainte Jeanne dans un manuscrit plus récent.
On sait que la dévotion à Sainte Jeanne s'est établie très
vite dans le monastère où elle est morte en odeur de sainteté. Une
neuvaine fut composée en son honneur; elle se trouve
manuscrite dans un grand in-folio du Musée qui contient les
mêmes pièces que la «Neuvaine» imprimée à deux reprises
dans le courant du XVIIIème siècle (en 1751 et en 1766). Ceci
prouve la popularité du culte de la sainte princesse, car on
célébrait encore cette neuvaine, en 1907, dans le collège de jeunes filles qui avait succédé au monastère dominicain.
La seule de ces pièces dont la forme littéraire atteste quelque antiquité est
l'hymne de deux strophes «Spiritus paraclitus». La
coupe (couplets de deux vers de 6 + 7) et le vocabulaire
peuvent être du bas moyen-âge; il est évident que c'est une
pièce plus ancienne, extraite et utilisée par le compilateur de la
Neuvaine. La mélodie ne se retrouve dans aucun recueil que
j'aie vu au Portugal, mais elle est proche parente des pièces
que l'on retrouve dans les livres de choeur des XVI et XVIIème.
Elle présente d'ailleurs des intervalles trop disjoints pour remonter à une époque très antérieure et elle est construite entièrement sur le 5ème
mode ecclésiastique (fa, tritus authente
deuxième hexacorde avec un bémol) sans que l'on entende la note sous
la finale. La forme de la mélodie écarte cependant la possibilité d'un
tétrardus transposé.
L'hymne «Te novum celi» se compose de 6 strophes de
trois vers (5 plus 6) plus un vers de 5. Cette pièce est écrite
pouir Sainte Jeanne et il n'est pas question d'adaptation; elle
est d'une éloquence renaissante où abondent les allusions aux
grandeurs que la sainte princesse délaissa pour entrer au
couvent. La mélodie, de même que pour la pièce précédente,
appartient au cinquième mode ecclésiastique, fa, avec un bémol.
On entend la sous-tonique: elle est donc nettement plus récente. Il est fort possible qu'elle ait été composée pour les vers qu'elle
accompagne.
La séquence se compose de huit motifs mélodiques répétés
deux fois comme dans les séquences classiques. Le texte, pour
toutes les strophes, s'astreint au même rythme: trois vers de
huit pieds, un vers de 7. Cette pièce a été composée par la
piété des Dominicaines lorsque le culte de la Sainte s'imposa:
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ce ne fut, probablement, que l'une des dernières pièces écrites. Il
n'est plus question de modalité, mais de tonalité (fa, avec un bémol).
Les clausules finales des motifs 1, 2, 3, et 4 font entendre la sensible
(elle est entendue à la 7ème supérieure dans la formule 2, et la mélodie
retombe tout de suíte dans son «ambitus» par un saut de sixte). La
cinquième formule ne fait pas entendre la sensible, elle est en marche
vers la modulation à la quinte qui vient à la 6ème formule, et qui
donne absolument l'impression d'une modulation moderne à la dominante.
La formule 7 est encore à la quinte, mais elle a retrouvé, dans la
clausule finale, le bémol qui ramène au fa. Toute cette pièce contient
un nombre considérable de sauts d'octave et de sixte; en outre, avec des artífices, on recouvre sans arrêt des chemins inaccessibles au
plain-chant classique. Nous sommes en pleine période d'innovations, et l'imagination du compositeur a pu donner libre cours à une fantaisie
pleine de charme et d'imprévu. Si l'on pouvait se permettre un
rapprochement de textes très différents, j'assimilerais cette
composition, pour son allure un peu pompeuse, aussi bien que pour tous
ces détails de construction, aux pièces de Du Mont (1610-1684) dont
certaines, non sans valeur, sont encore au répertoire des églises
françaises.
Il m'est impossible de terminer cet article sans dire à quel
point je suis reconnaissante de l'accueil bienveillant qui m'a été fait
par les autorités d'Aveiro, et aussi par Mr. da Rocha Madahil, historien
qui parfaitement connaît tout ce qui concerne le Monastère de Jésus. L'amitié dévouée qui m'avait conduite à Aveiro, et qui y a facilité
mon travail, trouvera ici sa part de ma gratitude.
Je ne puis dire d'ailleurs à quel point j'ai été touchée de la
bienveillance dont j'ai été l'objet, de toutes parts, pendant le voyage
d'études que j'achève ces jours-ci. Je suis heureuse que l'occasion me soit offerte de redire le souvenir que je garde du
lumineux pays ou l'on a si bien compris et aidé mon travail.
SOLANGE CORBIN |